Il devient de bon ton de se moquer de l’emploi fréquent de l’expression « en même temps » par l’un des candidats à l’élection présidentielle. On tourne vite en dérision ce qui serait la preuve de son incapacité à prendre des décisions, à « trancher dans le vif », alors que ce devrait être la principale vertu d’un président de la République.
Quelle myopie sur ce que sont nos sociétés ! Nous vivons, tant chacun d’entre nous que dans toutes nos appartenances collectives, au milieu d’un champ de tensions, d’un océan de contradictions. Chaque individu est soumis en permanence à des pulsions contradictoires qu’il arrive plus ou moins à maîtriser sans jamais les éliminer complètement. Il en est de même pour tout collectif humain, pour toute « société », dont la vie est faite d’attentes, d’aspirations et d’actions différentes sinon opposées.
Pas de vie sans contradictions, ou plutôt sans coexistence d’éléments opposés, d’« unités contradictoires », car les opposés de chaque contradiction n’existent qu’en unité avec leurs contraires, que l’on ne peut jamais éliminer. Si l’on est amené à faire des choix ou à rendre des arbitrages, c’est toujours après avoir analysé et soupesé la diversité des enjeux et des choix. Et si un choix est effectué, il ne fait pas disparaître la tension ou la contradiction. Si l’on nie la tension, elle revient comme un boomerang.
L’« art du politique » - qui recherche toujours les meilleures solutions du « vivre ensemble » - ne consiste pas tant à trancher péremptoirement entre les pôles opposés de chaque contradiction, mais à faire émerger des solutions acceptables par le plus grand nombre, du moins pouvant être considérées comme légitimes, acceptées parce qu’acceptables. Cela implique d’organiser systématiquement l’expression de la diversité des attentes et aspirations, de les appréhender en respectant les tensions, d’organiser leurs confrontations plurielles, afin de pouvoir les réguler.
Pour toute question, tout enjeu, il n’existe jamais qu’une seule solution possible, mais toujours une palette de choix. La meilleure n’est que rarement celle qui ne privilégie qu’une seule dimension des tensions et attentes contradictoires existant dans le groupe ou la société, mais celle qui permet d’en intégrer le plus grand nombre dans des projets dynamiques et stratégiques visant à leur appropriation collective par le groupe ou la société.
Aujourd’hui, devant la complexification croissante des enjeux sociétaux, l’action publique, en particulier celle qui doit être conduite par le président de la République, implique davantage de promouvoir des gouvernances multi-niveaux et multi-acteurs que d’affirmer des solutions péremptoires et unilatérales. Multi-niveaux, car aucun enjeu majeur de notre vivre ensemble ne peut se trancher dans des limites territoriales figées ; multi-acteurs, car l’éclatement des structures anciennes d’appartenance et de reconnaissance suppose de partir de la diversité pour construire une unité évolutive de pensées et d’actions, sans rien brimer des relations indissociables entre unité et diversité. Ce dont la France – chaque collectivité humaine tout comme l’Union européenne – a besoin, c’est davantage d’un président-stratège que de propositions tranchées, d’un animateur de dynamiques de la complexité que d’un roc pétrifié, d’« en même temps » que de simplismes inopérants.
Pierre Bauby