L’application du traité de Lisbonne depuis son entrée en vigueur au 1er décembre 2009 devait permettre de sensibles avancées quant au cadre juridique européen s’appliquant aux Services d’intérêt général.

Pour autant, non seulement la Commission européenne n’a pris depuis un an aucune initiative législative, mais les évènements montrent qu’une série de pièges se tendent pour ceux qui veulent élaborer et mettre en œuvre une conception européenne rénovée des SIG.

 

1/ Crise(s) et repli(s)

Le premier piège tient aux crises financière, économique, sociale, écologique ouvertes depuis 2008. Comme toujours en pareil cas, elles engendrent des tendances aux replis. Dans la tension – l’unité contradictoire – qui structure la construction européenne depuis ses origines entre d’un côté la définition progressive d’intérêts communs – « communautaires » - et de l’autre les intérêts nationaux des Etats membres, les crises amènent dans un premier temps les Etats à privilégier leurs propres objectifs ; ce n’est que dans un second temps que peut apparaître l’utilité pour chacun comme pour tous, de mettre en œuvre des objectifs et politiques communs, à condition que ce soit dans une problématique « gagnant-gagnant ».

Pour préparer cette nouvelle étape, réclamer dans l’abstrait et de manière générale plus d’Europe, plus de politiques communes ou la fédéralisation, non seulement ne sert à rien, mais en fait renforce les tendances aux replis nationaux et/ou locaux. Ce n’est qu’en s’attaquant au cas par cas à la définition d’intérêts communs non pas contradictoires, mais complémentaires aux intérêts nationaux, que l’on pourra inverser la spirale des replis.

On en a une excellente illustration en matière de Services d’intérêt général. Plutôt que de réclamer une « directive-cadre », qui ferait relever tous les SIG, dans toutes leurs diversités – des services régaliens aux transports et à l’électricité, en passant par l’éducation, la santé, le logement, les services sociaux, l’eau, les services postaux, etc. – cadre général qui n’existe d’ailleurs dans aucun des Etats membres, il s’agit de définir comment conjuguer les 3 tendances lourdes qui, comme le montre l’étude « Mapping of the Public services », structurent depuis 25 ans les SIG : d’un côté l’européanisation progressive, de l’autre les caractéristiques spécifiques de chaque secteur, enfin le poids des histoires, traditions, institutions et intérêt nationaux. A dire vrai, le cadre communautaire pour l’ensemble des SIG existe : c’est le protocole n°26 annexé aux traités de l’Union européenne (TUE) et de Fonctionnement de l’UE (TFUE). Encore faut-il l’appliquer…

2/ Le piège de l’évitement

La Commission européenne est « gardienne des traités » et dispose dans ce cadre du quasi-monopole de l’initiative législative. Elle devrait donc être contrainte par les nouvelles dispositions du traité de Lisbonne en matière de SIG : initiative de règlements en co-décision Conseil-Parlement européen pour définir les principes et conditions permettant aux SIEG d’accomplir leurs missions ; mise en œuvre de la Charte des droits fondamentaux ; application du Protocole n°26.

Pour éviter de s’engager dans cette voie, la Commission européenne semble avoir choisi la stratégie de l’« évitement », qui consiste à ne plus parler de « SIG » ou de « SIEG ». En témoignent toute une série de textes et de propositions de la Commission : la stratégie « UE 2020 » n’évoque pas les SIG, alors qu’ils représentent, comme l’a montré l’étude « Mapping », plus de 25% du PIB européen et de 30% des emplois ! ; le projet pour garantir à tous les citoyens européens l'accès au haut débit d'ici 2013 et au haut débit rapide et ultra rapide d'ici 2020 n’est pas inscrit comme SIG ; ni le projet de refonte du premier paquet ferroviaire, ni le règlement relatif au réseau ferroviaire européen pour un fret compétitif ne font référence aux nouvelles dispositions du traité de Lisbonne concernant les SIG ; il en est de même pour la Communication « Energie 2020, stratégie pour une énergie compétitive, durable et sûre ».

Il y a en la matière « abus manifeste » de la part de la Commission européenne. Certains textes de la Commission en arrivent quand même à parler de SIG, mais c’est alors avec une conception extrêmement restrictive.

3/ Le piège du  rétrécissement

Deux documents méritent ici attention : le « Guide relatif à l’application aux services d’intérêt économique général, et en particulier aux services sociaux d’intérêt général, des règles de l’Union européenne en matière d’aides d’Etat, de marchés publics et de marché intérieur » et la Communication « Vers un Acte pour le Marché unique ».

Ces 2 documents essentiels prennent des libertés avec les textes des traités, en changeant certains termes clés : le Guide change à de nombreuses reprises l’expression « le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d'intérêt économique général » par « grande marge de manœuvre » ou « large pouvoir d’appréciation », ce qui n’est pas identique ; pour sa part, l’Acte est encore plus réducteur, puisqu’il ne parle plus que de « possibilité » pour les autorités publiques, puis de leur « large autonomie ».

Plus grave, le Guide renvoie à une conception réductrice des SIG comme ne recouvrant que les « services à destination du public ». L’Acte relève de la même conception, puisqu’il réduit le champ des obligations de service public au seul « à l’égard de tous les citoyens ». Un examen attentif des traités, du droit dérivé, comme des jugements de la Cour de Justice montre que la conception européenne des SIG comporte évidemment les droits d’accès des citoyens et les droits fondamentaux de la personne, dans une dimension d’ailleurs de « promotion de l’accès universel », et non pas des seuls démunis, mais ne s’y réduit pas.

Le Livre blanc de 2004 définit les SIG comme « services marchands et non marchands que les autorités publiques considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations spécifiques de service public » ; cette conception de « l’intérêt général » inclut les droits collectifs, la cohésion économique, sociale et territoriale, la protection de l’environnement, le développement durable, la lutte contre le changement climatique, etc. autant d’éléments qui ne se réduisent pas au service « du public ».

C’est ainsi que les directives sur le marché intérieur de l’électricité précisent que les obligations de service public « peuvent porter sur la sécurité, y compris la sécurité d'approvisionnement, la régularité, la qualité et le prix de la fourniture, ainsi que la protection de l'environnement, y compris l'efficacité énergétique et la protection du climat. (…) En matière de sécurité d'approvisionnement et d'efficacité énergétique/gestion de la demande, ainsi que pour atteindre les objectifs environnementaux, comme indiqué dans le présent paragraphe, les États membres peuvent mettre en œuvre une planification à long terme ».

4/ Le piège des mots

Le quatrième piège concerne plus particulièrement les Français, attachés qu’ils sont au « service public ». La Communication « Vers un Acte pour le Marché unique » fait, avec quelques autres, explicitement référence aux « services publics » en lieu et place de « services d’intérêt général ». Cocorico de nombre d’acteurs Français, qui voient là la victoire des termes auxquels ils sont tant attachés !

Ils devraient pourtant se livrer à une analyse un peu plus sérieuse des textes ; ils constateraient alors que lorsque la Commission emploie les termes de « service public », ce n’est pas au sens français traditionnel, mais plutôt au sens classique anglais, qui renvoie non à une conception d’égalité ou d’universalité d’accès ou de service, mais à un rôle des autorités publiques destiné à compenser les méfaits les plus criants des règles de marché, en particulier pour les plus démunis, à une sorte de filet de protection. Rappelons ici que le terme « service public » n’a pas d’équivalent univoque dans les autres langues et systèmes juridiques nationaux, alors que les termes de « services d’intérêt économique général », inventé dès le traité de Rome de 1957, et de « service d’intérêt général », permettent d’éviter les quiproquos et de construire un langage commun.

2011 sera une année importante si les différents acteurs européens évitent de tomber dans ces pièges et mettent l’accent sur la réponse aux besoins des citoyens et des sociétés, sur les objectifs d’intérêt commun et général, sur les missions et finalités, non sur les formes. C’est ce à quoi nous nous attacherons dans la plus large ouverture, ce pour quoi nous formons nos vœux.

Pierre Bauby